Aujourd’hui, connu sous le nom de « marché Congo », ce lieu portait autrefois un autre nom : le « quartier Congo ». Niché au cœur de Douala, il reste le théâtre silencieux de l’un des chapitres les plus sombres et tragiques de l’histoire camerounaise. Plongeons dans les flammes de ce passé douloureux, un récit où courage, lutte et désespoir s’entremêlent.
24 Avril 1960 : Le Cameroun en Ébullition
Nous sommes le 24 avril 1960. Le Cameroun pulse au rythme fiévreux des luttes pour l’indépendance. Le phénomène du « maquis », ces guérillas menées par les militants et sympathisants de l’Union des Populations du Cameroun (UPC), fait trembler le pouvoir colonial. Des figures légendaires comme Félix Roland Moumié, Ruben Um Nyobè et Ernest Ouandié, originaires des régions de la Haute-Sanaga, du Littoral et du Grassfield de l’Ouest, mènent la charge. Ces terres, berceaux de la résistance, deviennent les camps de base d’une revendication indépendantiste acharnée.
À Douala, métropole économique en pleine effervescence, l’exode rural redessine le paysage social. Les communautés s’organisent en fonction de leurs origines géographiques. Le « quartier Congo » devient le refuge des populations du Grassfield, face au « quartier Haoussa », bastion des musulmans. Deux mondes voisins, mais bientôt ennemis.
Une Étincelle dans la Poudrière
Ce jour-là, en fin de matinée, une simple bagarre éclate entre habitants du Grassfield et Haoussas. Rien d’inhabituel dans une ville où les tensions communautaires couvent sous la surface. Mais cette fois, l’affrontement tourne au drame : un Haoussa perd la vie. La nouvelle se répand comme une traînée de poudre. Quelques instants plus tard, le chaos s’installe. Des flammes jaillissent simultanément à plusieurs endroits du quartier Congo. Le feu dévore tout sur son passage, implacable, incontrôlable.
L’Enfer sur Terre
Pendant que les flammes ravagent le quartier, un piège mortel se referme. Les militaires, lourdement armés, encerclent la zone, prêts à écraser toute tentative de fuite. De l’autre côté, les habitants du quartier Haoussa, ivres de vengeance, brandissent couteaux et flèches pour punir la mort de leur frère. Les rescapés du brasier n’ont nulle part où aller : ceux qui tentent de s’échapper sont abattus à bout portant, pris entre les balles des soldats et les lames des assaillants. Certains, désespérés, se jettent dans des puits pour fuir le feu… et y trouvent la mort par noyade.
Vers 17 heures, lorsque les flammes s’éteignent enfin, le quartier Congo n’est plus qu’un champ de cendres. Un silence oppressant s’installe sur les ruines fumantes.
Une Main Invisible au-dessus des Flammes
Les témoignages des survivants dressent un tableau encore plus glaçant. Pendant l’incendie, un hélicoptère de l’armée française aurait survolé la zone, déversant de l’essence pour attiser les flammes. Une accusation lourde, mais persistante. Selon certains, cet acte n’était pas un hasard : le quartier Congo était soupçonné d’abriter des nationalistes en fuite, traqués par l’administration coloniale. Obsédée par l’idée d’étouffer toute velléité indépendantiste, celle-ci aurait orchestré cette tragédie.
Un Bilan Contesté
Les chiffres officiels français parlent de 19 morts et plus de 5 000 sans-abris. Mais les murmures des survivants et les sources non officielles racontent une tout autre histoire : entre 2 000 et 3 000 âmes auraient péri dans ce brasier. La vérité, comme les corps, semble avoir été engloutie par les cendres.
La Voix des Rescapés
Cette tragédie a laissé des cicatrices indélébiles, mais aussi des échos artistiques. Chantal Stone Alima, une rescapée, a transformé sa douleur en musique avec son poignant titre Où sont mes parents ?. Elle n’avait qu’une dizaine d’années lors des événements. Absente du quartier ce jour-là pour une commission, elle est revenue pour découvrir un enfer de flammes et de deuil : ses parents, comme tant d’autres, avaient disparu dans le brasier. Sa chanson porte encore aujourd’hui la mémoire de cette perte.
Un Héritage de Résistance et de Mémoire
Le « marché Congo » d’aujourd’hui prospère sur les cendres de ce passé. Mais derrière les étals animés, les récits persistent. Les traitements inhumains et dégradants infligés par l’administration coloniale, les vies fauchées dans l’ombre, tout cela reste gravé dans la mémoire collective. Ce 24 avril 1960 ne fut pas qu’un incendie : ce fut un cri de résistance étouffé par le feu, un symbole de la lutte d’un peuple pour sa liberté.
Pourquoi ce récit résonne encore
Cette histoire ne doit pas être oubliée. Elle nous rappelle les sacrifices de ceux qui ont rêvé d’un Cameroun libre, et les horreurs qu’ils ont endurées. Le « quartier Congo » n’est pas seulement un lieu : c’est un monument vivant à la résilience d’un peuple. Alors, la prochaine fois que vous passerez par le marché Congo, tendez l’oreille. Peut-être entendrez-vous encore les échos de ce passé brûlant.